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Raison présente n° 184. Regards sur le principe de précaution. Colloque de l’Union rationaliste.

Jocelyne Sfez
Regards sur le principe de précaution
« Regards sur le principe de précaution. Colloque de l'Union rationaliste », Raison présente, n° 184, 2012, 143 p., Paris, Nouvelles éditions rationalistes, ISSN : 00339075.
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Texte intégral

1Ce numéro de Raison présente publie les actes du colloque annuel de l’Union rationaliste qui s’est tenu en 2012 au Collège de France. L’Union rationaliste, comme le rappelle sa présidente, Hélène Langevin, est une association qui promeut la formation des citoyens « au raisonnement et à l’esprit critique, comprenant les méthodes de la science » (p. 65), dans un esprit « de progrès et de justice contre ces grands maux menaçant notre planète que sont l’ignorance et l’oppression » (p. 64).

2La complexité croissante de la science rend de plus en plus difficile sa réception raisonnée par l’ensemble de la société, alors même que le développement exponentiel de l’information, rendu possible par les nouveaux moyens techniques de l’informatique, conduit à une circulation accrue, en volume, en distance et en vitesse, non seulement des connaissances mais aussi et surtout des opinions, du sens commun, des peurs et des préjugés dont le poids augmente de manière démesurée dans le jeu démocratique. L’enjeu est de taille car, par ce biais, les démocraties d’opinion pourraient introduire dans leurs droits des dispositions contraires à leur survie. Ce pourrait paradoxalement être le cas du principe de précaution.

3Celui-ci semble pourtant aller de soi, mais le bon sens et le sens commun, on le sait depuis Descartes, ne sont pas la même chose. Il faut donc analyser ce dont on parle. « [La] formulation minimale [du principe de précaution] est qu’on ne doit pas se lancer dans une entreprise qui pourrait avoir des effets néfastes imprévisibles » (p. 5). Il s’agit de préserver la société  d’innovations à risques, et par conséquent de « s’abstenir ». Or, cette conception habituelle est problématique, car s’abstenir d’agir peut parfois être catastrophique. Quel est l’usage raisonnable du principe de précaution ? Cela suppose d’abord d’évaluer rationnellement les risques encourus et le rapport coût/bénéfice attendu (p. 6). L’exemple de la santé manifeste la question de façon dramatique : est-il prudent de recourir à des médicaments dont on n’a pas évalué complètement les risques ? Pourtant, « combien de malades en phase terminale n’ont-ils pas vu leur vie prolongée, ou leur souffrance atténuée, parce qu’ils ont reçu des médicaments encore en cours d’expérimentation ? » (p. 7).

4Or, la recherche, par définition, s’applique à comprendre l’inconnu. Comment dès lors en évaluer les bénéfices et les risques ? Faut-il stopper toute recherche parce qu’elle risque d’aboutir à des conséquences hypothétiquement néfastes ? Ne faut-il pas différencier ce qui relève de la recherche fondamentale et de l’application technique et sociale de ce savoir potentiel ? Qu’est-ce qu’un risque acceptable ? On devrait pourtant se demander quel risque on prend quand on refuse de prendre tout risque. Cette interrogation engage et concerne l’ensemble des sociétés, qui doivent donc y réfléchir. Les scientifiques, qu’ils soient spécialistes des sciences de la nature ou des sciences humaines, peuvent et doivent pourtant apporter leur éclairage, à la fois en tant qu’experts de leur champ disciplinaire et en tant que citoyens capables d’amorcer une réflexion épistémologique sur les conséquences des moratoires.

5Ainsi Henri Korn, neurobiologiste et membre de l’Académie des sciences, précise-t-il ce qu’il en est en matière de biosécurité et de biosûreté, après avoir détaillé les dispositifs nationaux et internationaux qui s’y rapportent.

6Bernard Meunier, chimiste et membre de l’Académie des sciences, montre, exemples à l’appui, que le principe de précaution, introduit dans la Constitution française depuis 2005, n’augmente pas la protection du citoyen et qu’elle l’expose parfois à des dangers réels, par souci d’une dangerosité virtuelle, tout à fait hypothétique. Il pointe même du doigt une culture de l’irresponsabilité à l’œuvre dans les comités décisionnels où règne une suspicion a priori à l’égard des scientifiques.

7Gérald Bronner, sociologue, précise comment un biais psychologique s’introduit dans la représentation que l’on a de la probabilité d’un événement désiré ou craint, ce qui conduit le sujet à systématiquement surévaluer cette dernière. Il analyse comment ce mécanisme mental acquiert, sous l’effet du développement des nouvelles technologies d’information et de la « mutualisation des croyances » qui en découle, une dimension publique, propageant de manière foudroyante une idéologie de précaution qui impose ses vues – ou plutôt ses passions – au politique, sans aucune considération pour le savoir réel accumulé, dont peuvent protester les scientifiques.

8Nicole Moreau, secrétaire générale du Comité national de la Chimie et ancienne présidente de l’Union internationale de Chimie pure et appliquée (IUPAC), rappelle la définition et l’histoire, toute récente, mondiale et européenne, de la légalisation du principe de précaution. Elle montre comment celui-ci, né du souci légitime d’assurer le développement durable de notre société, a renforcé la suspicion à l’égard des savants, malgré des règlements encadrant la recherche, extrêmement lourds, la paralysant parfois et privilégiant les fantasmes populaires au lieu de les dissiper.

9Pourtant, comme le donne à penser l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, avec la récurrence des crises démographiques et des crises de subsistance en Europe du XIVe siècle à nos jours, le problème n’est pas neuf et appelle une réponse sensée : il faut évaluer les risques pour les circonscrire et prévenir, pour éviter des réponses essentiellement passionnelles, généralement violentes, précisément par précaution, comme le furent  les émeutes de subsistance.

10C’est dire combien les scientifiques ont aujourd’hui le sentiment que l’introduction du principe de précaution dans les textes de loi freine la recherche et l’innovation sans constituer le moins du monde une garantie contre des risques potentiels. L’ensemble des contributions du colloque souligne que ce principe n’est  pas bien entendu du grand public, qui « n’a pas toujours les moyens de maîtriser la technicité requise pour se faire un avis éclairé sur toute chose » (p. 25), confondant précaution et prévention, refusant alors irrationnellement innovation et progrès scientifique. Le principe de précaution, entendu individuellement et collectivement, peut même interdire de facto la prévention collective, comme le montre Philippe Tourtelier, député et membre de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques, sur l’exemple de la vaccination contre le virus H1N1. Il convient donc d’améliorer les procédures d’expertise scientifique et sociétale d’une part et de développer d’autre part la culture scientifique et l’éducation critique des populations.

11On regrettera que, dans ces actes, les discussions qui ont sûrement accompagné les interventions n’aient pas été transcrites. La réception de celles-ci, sur un problème aussi brûlant que celui du principe de précaution, n’a pas pu ne pas susciter débat et celui-ci aurait permis d’approfondir encore davantage la réflexion de chacun.

12Le numéro est complété par trois articles et une dizaine de recensions. « Les paradis virtuels du capitalisme », du philosophe Michel Legris, procède à l’analyse de La chambre des suicidés, long-métrage du  cinéaste Jan Komasa, primé dans de nombreux festivals européens. On y suit l’aliénation d’un jeune lycéen, Dominik, à un monde virtuel qui n’a rien d’un exil dans un monde intérieur développant une subjectivité adolescente. Michel Legris y voit les effets de notre monde, celui, post-moderne, du nihilisme économique.

13Dans « Actualité intempestive des années 1930 », Lionel Richard revient sur la gestion de la crise économique et sociale des dernières années, gestion prétendument fondée sur la comparaison avec la crise des années 30 afin d’en éviter le marasme. Retraçant les mesures prises dans les pays européens et les États-Unis pendant ces années, l’auteur entend montrer que les mesures d’austérité alors pratiquées, associées à des tentatives de relance, n’ont apporté aucun des résultats escomptés dans ces pays — au contraire de la préparation de la guerre et du développement des industries de l’armement. Dès lors, l’unité et l’entente internationale pour la promotion généralisée d’une même politique de rigueur, conduisant à des restrictions budgétaires sur les dépenses publiques, ne pourrait conduire qu’à un résultat également catastrophique pour les peuples, et non pas, n’en déplaise au discours politique ambiant, à une relève de l’économie pour tous. Trop rapide, l’article ne convainc pas : il montre surtout, malgré lui, comment une même référence historique peut être instrumentalisée pour développer des politiques antagonistes.

14Ce numéro 184 de Raison présente se termine par un troisième article, « L’orientalisme : une nouvelle aurore ? », rédigé par Gilbert Meynier, qui constitue une recension assez critique du livre collectif (32 contributions issues du colloque organisé par l’EHESS et l’IMA en juin 2011 sur « l’orientalisme et après. Méditations, appropriations, constatations ») dirigé par l’anthropologue François Pouillon et le politologue Jean-Claude Vatin, Après l’orientalisme. L’Orient créé par l’Orient. (Paris, IISMM-Karthala, 2011) : l’ouvrage recensé s’efforce de faire le point sur l’état des recherches dans le champ des études postcoloniales depuis le célèbre livre d’Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Paris, Seuil, 1980, 1997, 2005) dont il prend assurément le contre-pied.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jocelyne Sfez, « Raison présente n° 184. Regards sur le principe de précaution. Colloque de l’Union rationaliste.  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 avril 2013, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/11205 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.11205

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Rédacteur

Jocelyne Sfez

Docteur en philosophie de l’ENS-Lyon et ingénieur en génie biotechnologique de l’UTC-Compiègne. Lauréate de la bourse Gustave Monod de l’IFHA en 2011 et d’une bourse Fernand Braudel de la FMSH en 2012.

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