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Philip S.Gorski (dir.), Bourdieu and historical analysis

Ismail Ferhat
Bourdieu and Historical Analysis
Philip S. Gorski (dir.), Bourdieu and Historical Analysis, Durham and London, Duke University Press, coll. « Politics, History, and Culture », 2013, 422 p., ISBN : 978-0-8223-5255-6.
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Texte intégral

1Les travaux du sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) ont irrigué les sciences sociales, bien au-delà des frontières disciplinaires. Certains des concepts qu’il a élaborés sont, fait remarquable en soi, passés dans le débat public : « champ », « reproduction sociale », « violence symbolique », « habitus »…

2Les héritages sont multiples dans les sciences sociales françaises : la sociologie de l’éducation (Christian Laval, Ugo Palheta), la science politique (Daniel Gaxie, Frédéric Sawicki), l’économie (Frédéric Lordon). Les analyses bourdieusiennes continuent bel et bien à inspirer la recherche. Une discipline semble largement rétive à cette influence, l’histoire. Dès 1970, dans la revue Esprit, Antoine Prost, un des historiens les plus respectés en France, critique sévèrement l’analyse de l’institution scolaire de Pierre Bourdieu, perçue comme une « sociologie stérile ». Pourtant, l’école historique française, depuis la naissance des Annales (à la fois revue et tendance des historiens Marc Bloch et Lucien Febvre) dans les années 1930, a traditionnellement été ouverte aux sciences sociales. Comment expliquer les incompréhensions entre Pierre Bourdieu et les historiens ?

3C’est à cette tâche complexe que s’attelle l’ouvrage collectif dirigé par Philip S. Gorski, professeur de sociologie des religions à l’Université de Yale. Ce livre, mobilisant des chercheurs de différentes disciplines et nationalités, est tiré d’un colloque international tenu dans cette université. L’objet central est l’apport, souvent sous-estimé, de la sociologie bourdieusienne à l’analyse historique. Le directeur de l’ouvrage souligne dans l’introduction que l’œuvre de Pierre Bourdieu, qui a par ailleurs suscité de manière récurrente des passions mêlant politique et science, a été parfois trop vite résumée. En effet, la sociologie bourdieusienne est supposée être celle de la « reproduction » des structures sociales, c’est-à-dire qu’elle nierait l’historicité de celles-ci. Si la société se reproduit dans le temps, quelle est la place des évolutions historiques en effet ? D’autre part, comment concilier une analyse qui cherche à élaborer des analyses globales et une discipline qui précisément, scrute la différence et l’exceptionnalité d’une situation à une époque donnée ?

4Pourtant, le travail de Pierre Bourdieu, souligne Craig Calhoun, directeur de la London School of Economics, est enraciné dans l’histoire. Dès ses premières enquêtes en Algérie, jusqu’à son rapport à l’institution scolaire, le sociologue a été marquée par l’histoire de France, ses transformations et ses débats. Son engagement militant ne peut se comprendre sans cet intérêt permanent pour l’évolution de son pays des années 1950 aux années 2000. L’historien français Christophe Charle, qui se réclame de Pierre Bourdieu, explique à la fois l’intérêt de son œuvre pour la discipline historique et les réticences de celle-ci en France à utiliser les concepts et les travaux du sociologue. L’une des raisons évoquées, originales, est la faible tradition comparatiste qu’il prête aux historiens français, qui entraîne un moindre intérêt pour des outils capables d’élaborer des trajectoires communes à plusieurs pays. Prenant l’exemple de ses propres travaux sur les sociétés européennes à la fin du XIXe siècle, il souligne l’usage fructueux pour les concepts popularisés par Pierre Bourdieu. L’ouvrage s’intéresse aux discussions théoriques auxquelles le sociologue a participées, sur la psychanalyse, l’étude de la démocratie ou le « rational choice » (théorie qui vise à appréhender le comportement des individus par l’intérêt de chacun). Gil Eyal, professeur de sociologie à l’université Columbia, prend l’exemple des experts israéliens sur le Moyen-Orient, de la naissance de l’Etat d’Israël à aujourd’hui. S’appuyant sur les analyses bourdieusiennes du « champ » (c’est-à-dire un espace social défini par sa cohérence) et de l’expertise, il montre comment ce groupe d’analystes s’appuie à la fois sur une légitimité académique, sur la proximité avec les services de sécurité et sur la production médiatique. Cette analyse des interstices et des liens entre des champs de nature différente montre les évolutions et les permanences dans l’histoire israélienne.

5L’ouvrage développe ensuite des cas d’analyse, s’appuyant sur le corpus théorique de la sociologie bourdieusienne. Chad Allan Goldberg, de l’université de Wisconsin, prend ainsi l’exemple de la mobilisation des travailleurs des programmes du New Deal américain dans les années 1930. Montrant à la fois leur mobilisation via le Workers’ Alliance, et les oppositions à celle-ci, l’auteur souligne combien les structures sociales et politiques encadrent les mouvements revendicatifs, et expliquent en partie leur résultat. Philip S. Gorski analyse l’exemple de la montée des identités nationales. Loin d’être un phénomène purement culturel, il en souligne les soubassements sociaux, notamment les changements de structures dans les sociétés du XIXe siècle. Une telle application des outils de Pierre Bourdieu est faite par Gisèle Sapiro, de l’EHESS, sur un sujet apparemment rétif à une telle méthode, les écrivains français entre 1940 et 1944. En déterminant leurs caractéristiques et leurs positionnements dans la société, elle montre comment peuvent en partie s’expliquer les engagements dans la résistance, ou au contraire dans la collaboration. Loin d’être uniquement un choix personnel ou littéraire, ceux-ci sont donc enracinés dans des éléments biographiques qui peuvent être repérés.

6Robert Nye, de l’université de l’Oregon, prend le cas des mutations de la masculinité dans l’histoire moderne de la France. Enfin, Jacques Defrance, professeur de l’université de Nanterre prend l’exemple de l’éducation sportive en France, un « champ à l’autonomie limitée » depuis sa naissance sous la IIIe République. En effet, celle-ci a été régulièrement de la responsabilité d’un nombre changeant d’acteurs, locaux, nationaux, publics, privés et associatifs. Dès lors, la question du périmètre et de la gestion de ce secteur éducatif particulier permet de montrer les logiques de domination qui s’y déroulent.

7En conclusion, Philip S. Gorski note que Pierre Bourdieu est autant un penseur des structures sociales que du changement social. De ce point de vue, l’ouvrage, qui fait le pari de l’international, du comparatif et du multidisciplinaire, permet de remettre en cause l’image d’un sociologue éloigné de l’histoire. Les exemples, aussi variés que richement analysés, sont en soi des pistes prometteuses pour une fécondation de la recherche historique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ismail Ferhat, « Philip S.Gorski (dir.), Bourdieu and historical analysis », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 mars 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/13864 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.13864

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Rédacteur

Ismail Ferhat

Enseignant d’histoire, docteur du CHSP/Sciences-Po

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