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Pierre-Michel Menger, La différence, la concurrence et la disproportion. Sociologie du travail créateur

Aurélie Gonnet
La différence, la concurrence et la disproportion
Pierre-Michel Menger, La différence, la concurrence et la disproportion. Sociologie du travail créateur, Paris, Fayard, Collège de France, coll. « Leçons inaugurales », 2014, 70 p., ISBN : 978-2-213-68149-8.
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Texte intégral

  • 1 La version électronique du texte de cette leçon inaugurale est disponible sur le site du Collège de (...)
  • 2 Qui est également le titre d’un des derniers ouvrages de l’auteur : Menger Pierre-Michel, Le Travai (...)

1Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le 9 janvier 20141, Pierre-Michel Menger étrenne la première chaire de sociologie dévolue au travail. Thème central des sciences sociales, c’est sous un angle bien spécifique, ayant fait sa carrière et sa réputation, que Menger l’aborde, celui du travail créateur2. Philosophe de formation, il s’initie à la sociologie auprès de Raymonde Moulin lors d’une thèse de doctorat menée à l’EHESS, institution à laquelle il restera fidèle de par les enseignements qu’il y dispense et les enquêtes qu’il y mène avec son équipe du CESTA, aujourd’hui CESPRA (Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron).

2Si l’art a de tout temps interrogé quant aux buts qu’il devait poursuivre, ce qu’il devait représenter ou sur la formation des jugements esthétiques, depuis quelques décennies, et grâce à des travaux fondateurs tels que ceux de Raymonde Moulin ou d’Howard Becker, entre autres, la sociologie s’intéresse désormais à l’art comme activité productive engageant des professionnels, des investissements et un marché de la production et du travail artistiques. Cette approche de l’art par le travail et le marché développée par Menger remet en cause l’idée selon laquelle l’art, comme la science, serait une activité supérieure extraite de toute contingence matérielle et réservée à une élite conçue comme à la fois naturellement talentueuse et apte à juger de ce qui est beau ou laid.

  • 3 Menger Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, La (...)
  • 4 Menger note ainsi l’usage croissant de notions typiques de l’organisation du travail artistique tel (...)
  • 5 Menger Pierre-Michel, Les Intermittents du Spectacle. Sociologie d’une exception, Paris, Éditions d (...)

3Menger interroge ainsi, dans différents travaux, les liens entre le monde de l’art, puis celui de la recherche, et la sphère du travail, posant notamment la question suivante : L’activité créatrice est-elle un travail comme un autre ? Après avoir apporté des éléments de réponse et dressé le Portrait de l’Artiste en Travailleur3 – aboutissant à certains égards à un portrait du travailleur en artiste4 – Menger s’est intéressé à une catégorie de professionnels ayant en commun un régime d’emploi unique, que ce soit vis-à-vis du régime général français ou des modalités d’emploi artistique dans n’importe quel autre pays. Il s’agit des intermittents du spectacle5. Si ce régime ne concerne pas l’ensemble des secteurs de l’art – les arts graphiques, plastiques et photographiques ainsi que l’écriture en sont par exemple exclus – il pose une question cruciale, que soulèvent bien d’autres activités créatrices : dans quelle mesure peut-on assurer le risque chômage dans un régime d’emploi cultivant comme aucun autre flexibilité et incertitude et ce dans un contexte de surproduction, où l’offre de travail croit plus vite que la demande ? Ces interrogations illustrent le type de problématiques soulevées par Menger au cours de ses travaux et qui en font toute l’originalité, mêlant considérations philosophiques et politiques, enquêtes sociologiques, perspective historique et approche économique, mais aussi psychologiques comme on le retrouve dans cette leçon.

  • 6 Il s’agit là du mécanisme d’avantage ou de désavantage cumulatif que Robert Merton nomme l’effet Ma (...)

4Comme le veut l’exercice, Pierre-Michel Menger dresse lors de cette leçon inaugurale le programme de son cours au Collège de France. Celui-ci traitera du travail créateur soit du travail artistique et intellectuel, domaines de prédilection de l’auteur, qui seront tout autant envisagés pour eux-mêmes que comme une clé d’entrée dans cette thématique inépuisable qu’est le travail, notamment si l’on pense à la partition classique entre sa valeur instrumentale et expressive. En effet, ces deux secteurs d’emploi apparaissent comme des cas critiques vis-à-vis de la grande majorité des travailleurs, en ceci notamment qu’ils présentent des inégalités de rémunérations et de réputation comparables à celles des gains d’une loterie, et d’une loterie dont les tirages seraient biaisés en faveur des gagnants du tour précédent6, ce qui, loin de désespérer les candidats à ces métiers, coïncide avec une situation de sur-production, de croissance effrénée de l’offre de travail et donc de concurrence particulièrement âpre. Ces secteurs cumulent ainsi, dans des configurations distinctes, un risque considérable d’échec et un attrait vif en raison notamment de gratifications sociales et psychiques conséquentes, réduisant régulièrement à la portion congrue la considération pour la rentabilité économique du travail. Ces éléments inspirent à Menger le titre de cette leçon résumé sous le triptyque : la différence, la concurrence et la disproportion. Car c’est bien là le cœur de la question : Qu’est-ce qui justifie de telles inégalités et les rend tolérables aux yeux de ceux qui choisissent de s’engager dans ce jeu au rendement incertain ? Saisir cela c’est alors tout à la fois répondre à l’énigme que posent ces situations de travail, et chercher à comprendre, plus largement les mécanismes d’évaluation, de sélection, d’attribution de valeur et de statut, de gestion de l’incertitude et de construction de protections collectives, à l’heure où l’organisation typique du travail créateur – flexibilité, réseau, travail au projet – tend à remplacer le modèle classique d’emploi – salariat, CDI, temps plein.

5Au cours de cette leçon, Menger se penche notamment sur l’argument constructionniste selon lequel les inégalités de réussite et de rémunération ne seraient basées sur aucune véritable distinction de talent ou de qualité de l’œuvre mais ne seraient que le produit des comparaisons, de la concurrence et donc de mécanismes de marché qui produiraient de la différence de manière arbitraire. Dans cette logique, le travail deviendrait un facteur négligeable voire absent de la construction des hiérarchies, lesquelles n’existeraient qu’en raison de la rareté des gratifications matérielles et symboliques. L’argument constructionniste endigue alors la compréhension de certains phénomènes à l’instar de l’attractivité pourtant avérée de ces secteurs d’emploi dans lesquels les créateurs s’investissent pleinement. Selon l’auteur, l’explication la plus efficace serait plutôt celle selon laquelle les multiples évaluations, tournois et autres classements qui jonchent ces champs professionnels participent, en sélectionnant des gagnants, à démultiplier ce qui n’est parfois à l’origine que de minimes différences de qualité ou de talent. Reste alors à qualifier ce dernier, ce qui fera l’objet d’une partie du cours dispensé par Menger, tout comme seront examinés les mécanismes de réduction de l’incertitude et de protection face au risque d’insuccès si courant.

6En cela, cette chaire du travail créateur se veut également considérer « le travail en créateur du social » (p. 19) par l’étude des mécanismes de redistribution et de mutualisation du risque, à l’instar du régime intermittent, des pratiques d’appariement sélectif ou de la multi-activité. Menger montre ainsi que l’une des spécificités de ces métiers, permettant notamment de maîtriser l’incertitude, est qu’ils lient des « fonctions à valeur additive » et d’autres « à valeur multiplicative » (p. 67), rejouant sous certains abords la partition entre le labeur et l’œuvre. C’est le cas d’artistes dont la rémunération sera en partie issue de leur activité de vocation, d’autres emplois, techniques par exemple, venant compléter si ce n’est suppléer et financer celle-ci. C’est le cas aussi des chercheurs auxquels sont attachées des activités d’enseignement, « socle de l’utilité sociale certaine » (p. 68). Si ces fonctions à valeur additive assurent un filet de sécurité matériel, seules les activités véritablement créatrices sont celles où peuvent se jouer prises de risques, progression par « essai-erreur », tentatives d’innovation et donc démultiplication des gains monétaires et psychiques en cas de succès. Par-delà, ces deux secteurs d’emplois que sont l’art et la recherche, il apparaît que saisir la manière dont se construisent les inégalités de réussite professionnelle permet également de comprendre comment se forment les hiérarchies professionnelles entre les différentes professions et groupes professionnels auxquels sont également attachés des inégalités de prestige, de rémunération, d’autonomie ou de légitimité. Il s’agit donc bien là d’une véritable « exploration multidimensionnelle du travail » (p. 20) que revendique Menger, laquelle fonde toute l’originalité de cette chaire, levant aisément le soupçon que l’on pourrait avoir d’une perspective limitée à celle du seul travail de création.

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Notes

1 La version électronique du texte de cette leçon inaugurale est disponible sur le site du Collège de France : http://books.openedition.org/cdf/3611.

2 Qui est également le titre d’un des derniers ouvrages de l’auteur : Menger Pierre-Michel, Le Travail Créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard-Seuil, 2009.

3 Menger Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, La République des Idées-Le Seuil, 2002.

4 Menger note ainsi l’usage croissant de notions typiques de l’organisation du travail artistique tels que le réseau, le projet ou la flexibilité, dans l’ensemble des secteurs d’emploi, se rapprochant ainsi des analyses d’Ève Chiapello et Luc Boltanski dans leur Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

5 Menger Pierre-Michel, Les Intermittents du Spectacle. Sociologie d’une exception, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.

6 Il s’agit là du mécanisme d’avantage ou de désavantage cumulatif que Robert Merton nomme l’effet Matthieu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélie Gonnet, « Pierre-Michel Menger, La différence, la concurrence et la disproportion. Sociologie du travail créateur », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 août 2014, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/15256 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.15256

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Rédacteur

Aurélie Gonnet

Doctorante au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE-CNAM).

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