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À la recherche de la particule élémentaire de la libido sciendi

À propos de : Lorraine Daston, L'économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, Paris, La Découverte, coll. « Futurs antérieurs », 2014.
Jean Frances
L'économie morale des sciences modernes
Lorraine Daston, L'économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, Paris, La Découverte, coll. « Futurs antérieurs », 2014, 128 p., Traduit de l'anglais par Samuel Lézé, présenté par Stéphane Van Damme, ISBN : 978-2-7071-8270-8.
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Texte intégral

1Le livre L’économie morale des sciences modernes de L. Daston regroupe une traduction de son article « The Moral Economy of Science » (p. 19-64), publié en 1995 dans la revue Osiris, et deux commentaires de l’œuvre de l’historienne américaine signés par S. Van Damme. Dans cet article fondateur, ici traduit en français par l’anthropologue Samuel Lézé, Lorraine Daston se donne pour objectif de retracer l’histoire des manières modernes de faire des sciences en cherchant, pour cela, à mettre au jour les ensembles organisés de valeurs, elles-mêmes « saturées d’affects » (p. 23) – ce qu’elle qualifie d’économies morales – qui se logent au cœur des pratiques scientifiques et en configurent les formes. En préface, le premier commentaire de S. Van Damme – « Lorraine Daston et la nouvelle histoire intellectuelle des sciences » (p. 7-18) – présente l’approche et les principaux concepts de l’historienne américaine ; en postface, le second commentaire – « Nous n’avons jamais été désintéressés : les sciences entre moralisation, éthique et affects » (p. 65-108) – propose une analyse de la réception et des continuations, notamment critiques, de l’œuvre de L. Daston.

Les économies morales en histoire

2La préface de S. Van Damme offre un panorama de la « trajectoire de l’histoire des sciences » des trente dernières années en précisant la place qu’y occupent les travaux de L. Daston. Il s’agit par-là de décrire un « véritable programme intellectuel » et de rendre compte de ses « enjeux et répercussions » (p. 9) historiographiques, sans omettre de rappeler certaines controverses suscitées par l’œuvre de l’historienne américaine, notamment celles générées par ses usages de l’expression d’économie morale.

  • 1 Gingras Yves, « Naming without necessity », Revues de synthèse, vol. 131, n° 3, 2010, p. 439-454.
  • 2 Daston L., Galison P., Objectivity, New York, Zone Books, 2007.
  • 3 Geertz C., « Diapositives anthropologiques », Communications, n° 43, 1986, p. 71-90.
  • 4 Jouvenet M., « Daston (Lorraine), Galison (Peter) – Objectivity », Revues française de sociologie, (...)

3L’ambition de L. Daston, qui se confond en partie avec celle de L’institut pour l’histoire des sciences qu’elle fonde avec Lorenz Krüger en Jürgen Renn en 1994 sous l’égide de la Société Max-Planck, consiste à développer une « “épistémologie historique” […] [qui] comprendra une compréhension historique du développement des catégories fondamentales de la pensée scientifique, telles que les nombres, la force, la causalité, l’expérience, la déductivité, l’objectivité, le déterminisme, et le probabilisme » (p. 12). Sans revenir sur l’expression « épistémologie historique », qui a suscité nombre de critiques1, le programme de recherche qui en reprend le nom entend centrer l’attention sur « l’histoire des catégories qui structurent notre pensée, qui modèlent notre conception de l’argumentation et de la preuve, qui organisent nos pratiques, qui certifient nos formes d’explication et qui dotent chacune de ces activités d’une signification symbolique et d’une valeur affective » (p. 14). Les descriptions de la vie des cabinets de curiosité et des laboratoires n’est pas au programme de l’historienne. En cela, L. Daston prend ses distances avec les sciences studies qui, suggère-t-elle, seraient trop occupées par les études de cas et perdraient dès lors de vue l’historicité de l’épistémologie observable « en situation », c’est-à-dire l’historicité des manières contemporaines d’expérimenter, de déduire ou de définir et de déployer l’objectivité scientifique. Elle poursuivra cette critique dans le livre Objectivity (2007) écrit avec P. Galison2. Selon les deux auteurs, les ethnographies de laboratoires, même compilées en volumes, seraient insuffisantes à la construction d’une analyse « panoramique » des manières de faire des sciences. Adopter cette seule méthode, celle qui selon C. Geertz consiste à réaliser des miniatures ethnographiques en vue de bâtir des fresques plus générales3, serait en fait inopérante en ce qu’elle reviendrait à « lire une image pixel par pixel »4. Toutefois, pourrait-on opposer à L. Daston tout en filant la métaphore informatique, se concentrer sur l’analyse des lignes de codes et omettre de rendre compte de ce que le programme produit sur le moniteur a toutes les chances de donner corps à des énoncés dont la complexité, la finesse, ou l’imprécision se révèlent difficiles à déceler.

  • 5 Fassin D., « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 64, n°  (...)

4L’historienne américaine se détache également de « l’épistémologie classique qui entretenait avec les sciences modernes une relation généalogique et se fondait sur l’idée d’une rupture radicale introduite par la modernité » (p. 14), se privant des possibilités d’appréhender avec finesse les causes sociales et morales des variations des pratiques scientifiques. Se situant au-dessus de la description du travail de recherche et s’intéressant « aux cadres de l’expérience plutôt qu’à l’expérience elle-même », L. Daston cherche à retracer la généalogie des « formes socio-intellectuelles de la pratique scientifique » (p. 14-15). Bref, elle nourrit l’ambition de faire l’histoire des économies morales au prisme desquelles le travail des savants puis des chercheurs prend forme, c’est-à-dire qu’elle tente de « reconstituer les cultures savantes en faisant toute leur place aux valeurs et même aux affects qui les sous-tendent là où les uns ne voient que rationalité et les autres intérêts »5.

  • 6 Thomson E.P., « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century, Past & Present, n (...)
  • 7 J’encadrerai de guillemet l’expression économie morale quand celle-ci renverra au concept d’E.P. Th (...)
  • 8 Fassin D., op. cit., p. 1243.
  • 9 Fassin D., op. cit., p. 1243.
  • 10 Dès lors, le concept ne renvoie non pas seulement aux domaines de « la production et de la distribu (...)
  • 11 Fassin D., op. cit., p. 1238.
  • 12 Siméant J., « “Économie morale” et protestation – détours africains », Genèses, n° 81, 2010, p. 143
  • 13 Fassin D., op. cit., p. 1243.

5Si l’on (a)perçoit que le concept dastonien d’économie morale renvoie à des valeurs et des affects intervenant aux cœurs des sciences et des scientifiques, on relève bien plus distinctement encore que l’usage qu’elle en fait diffère très largement de celui proposé par E.P. Thomson6, et qu’elle n’aborde pas précisément les implications historiographiques d’un tel emprunt lexical, les renvoyant dans une simple note de bas de page (p. 22). Pourtant, l’historien britannique marxiste est le premier à user de l’expression pour en faire un concept analytique et la définition qu’il en propose et celle la plus communément mobilisée par les historiens : ce qui justifierait une discussion théorique développée. Chez le spécialiste de l’histoire des classes populaires, « l’économie morale »7 désigne premièrement « un système d’échange de biens et de prestation »8 qui, à l’instar des systèmes de dons/contre-dons, ne prend pas la forme d’un marché mais qui peut perdurer dans une société où l’économie est principalement régulée autour de marchés. Deuxièmement, « l’économie morale correspond à un système de normes et d’obligations »9, et non à un ensemble organisé d’affects et de valeurs10. Ainsi, quand E.P. Thomson analyse les « économies morales » des ouvriers britanniques du XVIIIe siècle, il prend pour objet d’étude l’organisation « des fonctions économiques appropriées occupées par les diverses parties de la communauté » en même temps que la « vision traditionnelle des normes et des obligations sociales » à laquelle se conforment les membres des classes laborieuses11. Selon E.P. Thomson, par exemple, les « révoltes autour des prix des céréales dans l’Angleterre de la seconde moitié du XVIIIe siècle », exprimaient avant tout les « conceptions populaires de la légitimité et de la justice en matière de transactions économiques »12. Ainsi, démontrait l’historien britannique, la conflictualité sociale observable au Royaume-Uni au XVIIIe relevait d’oppositions consécutives aux positions et pouvoirs de chacun dans les rapports d’échanges et de production en même temps que d’un ébranlement de la « raison traditionnelle » par la « raison libérale »13, c’est-à-dire de l’affaiblissement des « économies morales » au profit des économies de marché. Le concept thomsonien « d’économie morale » diffère très largement de son acceptation dastonienne, notamment parce qu’il induit de porter une attention soutenue aux expériences des individus et aux organisations sociales dans lesquelles elles se déploient, et non pas simplement aux « cadres » de ces expériences. Et l’on regrette que l’historienne des sciences se contente de signifier aux lecteurs que sa « référence aux “économies” des sentiments et des valeurs a […] peu à voir avec l’explication que Thomson donne des marchés du maïs et de la tradition de la “fixation des prix” par la persuasion ou l’émeute » (p. 22).

  • 14 Fassin D., op. cit., p. 1252.
  • 15 Fassin D., op. cit., p. 1251.
  • 16 Latour B., Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

6La préface de S. Van Damme est donc essentielle pour qui découvre l’œuvre de L. Daston. Le lecteur peut toutefois être saisi avec étonnement du souci porté par l’auteur à expliquer combien l’approche de l’historienne américaine se distingue des sciences studies et de l’épistémologie classique, et symétriquement, il peut être tout autant étonné de la rapidité avec laquelle sont présentées les spécificités et l’originalité de « l’épistémologie historique ». Mais, cette caractéristique de la préface tient à l’écriture de L. Daston elle-même, plus qu’à son commentateur. Ainsi que le relève D. Fassin, quand l’historienne définit les notions qu’elle utilise, celle d’économies morales par exemple, elle « commence par dire ce qu’elles ne sont pas »14. Ce trait d’écriture traverse tout l’article et impatiente le lecteur avide de savoir ce que sont ces économies morales et ce que le concept permet de dire des sciences et des scientifiques. D’ailleurs, continue D. Fassin, L. Daston explique, dans l’article « Les économies morales et la science moderne », qu’elle n’entend appréhender « ni l’intériorité des scientifiques […], ni l’extérieur de la science – les idéologies, les intérêts, les pouvoirs –, […] mais les valeurs et les affects qui sous-tendent le travail quotidien des chercheurs, a la fois individuellement et collectivement, et qui sont susceptibles d’évoluer avec le temps et de différer d’une société a une autre »15. À la lecture, apparaît ici la sensation que L. Daston entreprend une quête de la particule élémentaire de la motivation à faire des sciences. Et, dans le même temps, cette définition par la négative de son projet de connaissances amenuise, pour le lecteur non-philosophe, les chances d’en saisir toute la richesse. Aussi, nous conseillerons, pour disposer d’une vision plus claire de l’approche de L. Daston et pour mieux comprendre « L’économie morale des sciences modernes », de commencer par lire la « postface » ou, plus exactement, le long et très précis commentaire de l’œuvre de l’historienne américaine proposé par S. Van Damme – dont le titre paraphrase celui du livre Nous n’avons jamais été modernes de B. Latour16.

L’approche dastonienne : une histoire praxéologique des sciences ?

  • 17 Daston L., 1988, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press.

7L’épistémologie historique de L. Daston, explique S. Van Damme, rend « intelligible l’importance de la dimension morale dans la fabrique des sciences modernes » (p. 65). Elle en ouvre les « boîtes noires » – ou tente de le faire, diraient certains de ses critiques – pour mieux nous montrer comment le maniement des méthodes, des protocoles, des modes d’administration de la preuve et des instruments s’articule à des valeurs et des affects, et éveille la libido sciendi des savants, stimulant alors l’activité des forges de la production scientifique. En prolongement, note S. Van Damme, « l’enquête sur les économies morales incarne un double refus : celui des intérêts et celui des normes dans la description des sciences » (p. 71). En effet, L. Daston centre son attention sur les relations entre d’un côté, l’éthique des savants et, de l’autre, leur technique et leur méthode. Ce dont elle rend compte, c’est d’une sorte de mouvement praxéologique entre les domaines de la morale et ceux de la connaissance scientifique. La morale induit des affects qui poussent à connaître : « Loin d’être désintéressé, l’homme de sciences est au contraire animé par des impératifs moraux, voire religieux, et c’est au nom de cette éthique de la science moderne qu’il est plus efficace » (p. 69). En face, les connaissances produites peuvent servir à réinterroger la morale à l’œuvre. L. Daston, dans « son premier travail sur la probabilité entre 1650 et 1840 »17 a repéré, par exemple, une « mathématisation des domaines de la morale »… en même temps qu’une « moralisation des mathématiques » (p. 71).

  • 18 S. Van Damme qualifie ce phénomène mis au jour par L. Daston d’« incorporation des valeurs par la s (...)
  • 19 On pourrait trouver un autre air de famille entre l’histoire des sciences de L. Daston et la sociol (...)

8Des morales produites à l’extérieur du champ de la recherche sont donc incorporées par les savants, et intégrées aux méthodes, aux protocoles et aux instruments de la science18. Ces morales configurent en partie les modalités de production de connaissances et les connaissances elles-mêmes. En un mot, elles prennent place dans les savoirs scientifiques et en constituent une part (p. 22). Quand ces savoirs sont renvoyés dans le « grand monde », les morales qui y logent et les forment en partie en ressortent légèrement transformées. S’active ainsi un mouvement d’intériorisation d’éthiques par les sciences (moralisation des mathématiques, par exemple), et d’extériorisation, via des connaissances nouvelles, d’une morale scientificisée (mathématisation de la morale). À cet égard, S. Van Damme relève l’air de famille qui relie l’approche bourdieusienne du champ scientifique menée en référence au concept « d’économie des biens symboliques » et « l’épistémologie historique » dastonienne réalisée au prisme du concept d’économie morale19.

9L’épistémologie historique de L. Daston se veut ainsi une « histoire intellectuelle des sciences qui n’abandonne ni la problématisation sociale des sciences, ni l’interrogation philosophique » (p. 76). Et, continue S. Van Damme, l’attention portée par L. Daston « aux concepts, aux pratiques et aux affects » lui permet de rompre « avec la bipolarisation de l’histoire des sciences, entre approche sociologique et intellectuelle » (p. 90). Ni internaliste, ni extrenaliste, l’histoire des sciences dastonienne se veut en fait praxéologique.

Retour sur « L’économie morale des sciences modernes »

10Selon L. Daston, « la science […] [est] un moyen de connaissance » qui, pour être déployé, « a besoin d’économies morales » (p. 22). « Une économie morale est un tissu de valeurs saturées d’affects qui se tiennent et fonctionnent dans une relation bien définie » (p. 22). C’est « un système équilibré de forces émotionnelles, avec des points d’équilibre et des contraintes », dont la stabilité « découle de ses liens avec des activités, telles que la mesure de précision ou la collaboration empirique, qui l’ancrent et la perpétuent, sans toutefois la déterminer » (p. 22-23). Cette définition, pour le moins extensive, du concept d’économie morale permet toutefois de saisir combien, pour L. Daston, la compréhension des sciences impose de considérer qu’au cœur des épistémologies mises en œuvre et observées au long de l’histoire interviennent des valeurs et des affects sans lesquels l’avancée des connaissances scientifiques tout autant que les reconfigurations des manières de les produire seraient impossibles. Ces mêmes valeurs et ces mêmes affects sont ancrés dans les « états mentaux collectifs » des chercheurs, à savoir dans une « psychologie qui s’enracine à l’échelle de cultures ou, du moins, de subcultures façonnées par des circonstances particulières » (p. 24-25). C’est en cela, nous dit L. Daston, que leur efficacité se joue plus en profondeur que celle des normes du désintéressement, du communalisme, de l’universalisme et du scepticisme organisé, mises au jour par R.K. Merton. En effet, pour l’historienne des sciences, il est possible, au jour de ces mêmes normes, de comprendre « le socle social de l’entreprise scientifique », mais, symétriquement, s’y référer pour étudier la pratique des chercheurs éloigne des possibilités de saisir « la méthode scientifique » elle-même. Ainsi, affirme L. Daston plus qu’elle ne le démontre : « Les économies morales font partie de la boite noire de Merton » (p. 26). Ces précisions conceptuelles apportées, l’historienne américaine nous invite ensuite à la suivre au long de l’ouverture de trois de ces boîtes noires : « je vais [maintenant] examiner trois exemples d’économies morales ayant structuré des caractéristiques centrales de la connaissance scientifique : la quantification, l’empirisme et l’objectivité » (p. 30).

La quantification

11L. Daston commence par exposer ce sur quoi ne repose pas « le dénominateur commun » de la quantification : le nombre n’est pas le seul média de cette entreprise scientifique, celle-ci peut également être « géométrique » (p. 31). Et, dit-elle en prolongement, dans toutes les méthodes de quantification n’interviennent pas les mêmes valeurs, ni les mêmes affects. Certaines sont davantage déterminées par le souci de justesse : là, il s’agit pour les savants et les chercheurs de concevoir des modèles de mesure de faits sociaux ou de phénomènes naturels produisant des résultats – sous forme de « nombres ou de grandeurs géométriques » – qui « correspondent à une partie du monde » (p. 32) et en augmentent l’intelligibilité, fut-il nécessaire pour cela d’intégrer des pondérateurs aux instruments et protocoles utilisés. D’autres méthodes de quantification reposent davantage sur la recherche de précision : ici, « la clarté […] des concepts » et des systèmes dans lesquels ils prennent sens occupe l’attention première des savants et des chercheurs. Ces derniers se révèlent dès lors plus soucieux de la rigueur formelle des constructions théoriques bâties que de leur capacité à rendre compte du monde.

12Ainsi, nous montre L. Daston, au cœur même des pratiques de quantification interviennent des économies morales. Certaines s’équilibrent principalement autour de la valeur de justesse. D’autres s’organisent plutôt autour des vertus de précision. En retour, ces mêmes économies morales participent de la construction des cadres du travail scientifique. L’objectif de la quantification, qu’il s’agisse de justesse ou de précision, « n’est pas de susciter la conviction individuelle, mais bien plutôt l’assentiment d’une communauté diversifiée et dispersée » (p. 34). Dès lors, et « quels que soient son approfondissement et son niveau de détail », la quantification soutient la « sociabilité entre collègues » en ce qu’elle filtre les « connaissances locales, telles que les compétences et les expériences individuelles » des scientifiques, et leur permet conséquemment de collaborer à l’étude d’une même classe de phénomènes naturels ou sociaux, et cela sans avoir à « se rencontrer en face-à-face » (p. 34-35). En plus de permettre aux savants et aux chercheurs de faire communauté, ces économies morales prennent place dans leur psychologie collective à travers les vertus de minutie, de rigueur et de prudence qu’elles distillent, semblant alors, aux yeux de L. Daston, se révéler un peu plus, telles des particules élémentaires de l’activité scientifique.

L’empirisme

13De l’Antiquité au Moyen-Âge, la philosophie naturelle aristotélicienne puis la scolastique accordaient de l’importance à l’observation du réel ou, plus exactement, à celle de la manière dont les phénomènes se déroulaient « toujours ou la plupart du temps » (p. 41). Il s’agissait, par là, de tenter de mettre au jour des universaux et de retracer la chaîne des causalités les produisant. En cela, le réel n’apparaissait dans les énoncés produits que sous des formes stylisées. Et le maniement de ces formes stylisées était « l’expérience principale » permettant la production de connaissances. Au XVIIe, le travail sur « cas particuliers » – en tant qu’empirisme – est élevé au rang de « forme principale de l’expérience scientifique » (p. 41), ce qui engendre des effets majeurs sur les cadres de la production des savoirs. En effet, si « les universaux et les lieux communs sont par définition accessibles à tous, les évènements spécifiques ne le sont pas » (p. 42). Dès lors, assurer les possibilités même d’une entreprise commune d’élaboration de connaissances basée sur la description et l’analyse de « cas particuliers » exige de pouvoir en certifier la véracité. Peu à peu, ont donc été développés des « critères d’évaluation de la crédibilité du témoin et [de] la plausibilité de l’événement » rapporté (p. 43). Ces critères ne sont pas tous objectivables et, encore moins, quantifiables. Une partie d’entre eux, du « code d’honneur » à la « courtoisie », s’inscrivent dans les psychologies collectives des savants et se déploient au travers leurs affects, notamment dans la confiance qu’ils s’accordent mutuellement, et ces mêmes critères participent également à la reconfiguration des épistémologies : « La confiance, plutôt que la réplicabilité, rend possible la dimension collaborative de l’empirisme entre physiciens. La croyance en des régularités naturelles vacillait face à la croyance dans le témoignage de témoins dignes de confiance » (p. 44).

14En prolongement, montre L. Daston, les économies morales des philosophes naturels pré-modernes les portaient vers la quête d’universaux, réduisant ainsi leur épistémologie « à l’analyse de plus en plus subtile et pénétrante d’un stock largement fixe d’exemples » (p. 48). Différemment, l’empirisme est au fondement même d’une « épistémologie de la curiosité » propre à « la science moderne », elle-même consubstantielle d’une « économie morale qui a établi des normes de preuve, prévu des formes de facticité, choisi certains objets dignes de recherche, et a accéléré le rythme de cette recherche » (p. 51).

L’objectivité

15L’objectivité, selon L. Daston, diffère quelque peu des deux autres « aspects clés de la science » (p. 60-61) précédemment étudiés. L’objectivité, elle, serait une économie morale quand la quantification et l’empirisme auraient différentes économies morales (p. 52). Pour en assurer le lecteur, l’historienne cite Thomas Nigel pour qui : « l’objectivité est une méthode de compréhension. Ce sont des croyances et des attitudes qui sont objectives au sens primaire. C’est seulement de façon dérivée que nous appelons objectifs des vérités qui peuvent découler de cette façon » (p. 52). Et, en effet, cette définition correspond à celle d’économie morale proposée par L. Daston (Cf. infra). Cependant qu’elle paraisse convaincante, cette distinction annoncée comme fondamentale – entre d’un côté l’empirisme et la quantification ayant plusieurs économies morales, et l’objectivité qui en serait une à part entière – est affirmée plus que démontrée. Et, de même qu’on pourrait reprocher la « légèreté » avec laquelle L. Daston prend ses distances avec le concept thomsonien « d’économie morale », on peut être surpris ici qu’elle se contente d’une analogie soutenue par une citation pour assurer le lecteur de la pertinence d’une telle théorisation. D’autant plus, que l’historienne américaine introduit directement à la suite de cette assertion une distinction entre les formes d’objectivité, ce qui n’est pas sans complexifier la lecture.

  • 20 Daston L., Galison P., Objectivity, New York, Zone Books, 2007.
  • 21 Jouvenet M., op. cit., p. 432.

16Si l’objectivité est une économie morale, celle-ci connaît néanmoins différentes variantes, précise L. Daston. L’objectivité mécanique en est la première. Harnachée à une « épistémologie de l’authenticité », en même temps que la valorisant, elle « vise à éliminer toutes les formes d’intervention humaine dans l’observation de la nature, soit en utilisant des machines […], soit par la mécanisation des procédures scientifiques » (p. 53). Cette économie morale, dont L. Daston a approfondi l’étude avec P. Galison20, rejette l’idée de construire des faits pour embrasser celle de « laisser la Nature parler pour elle-même »21 et induit des effets notables sur la pratique des scientifiques. Le recours aux instruments d’enregistrement de la nature, autant que la division du travail de recherche, sont de ceux-là. En tant que division du travail caractéristique du XIXe siècle, celle inspirée de l’objectivité mécanique nécessite l’enrôlement de « tâcherons » dont on attend qu’ils soient « laborieux » et « infatigables » dans les activités de description (p. 55). En retour, montre L. Daston, ce recours aux instruments et cette division du travail de recherche qui, s’ils peuvent paraître désenchantant en ce qu’ils imposent aux savants et aux chercheurs de s’échiner à la besogne descriptive et calculatoire tout en restant écartés de toute prétention interprétative et généralisante, permet toutefois la mise au jour « de faits solides » sur la base desquels la connaissance peut se bâtir. Enfin, l’historienne montre combien cette même objectivité mécanique est inséparable d’une attitude singulière. Comme elle conduit à traiter avec des faits « méchants », « répugnants » et « entêtés » (p. 56), elle impose aux scientifiques de s’y confronter avec une « abnégation courageuse » nécessitant contrôle de soi et déférence à l’égard des contributions de tous.

17La seconde forme d’objectivité abordée est qualifiée d’objectivité « sans perspective ». Celle-ci vise à éliminer les particularités des observations qui procéderaient des spécificités des groupes ou des individus qui les réalisent (p. 56). Impliquant une moindre confiance dans les instruments et dans la division du travail de recherche que l’objectivité mécanique, cette forme d’objectivité est davantage liée aux valeurs de cumulativité des savoirs et d’efficacité des communautés scientifiques. Procédant de l’idée qu’un seul individu ou un seul groupe « n’a pas assez de sa vie pour atteindre la vérité » (p. 57), et que la science dépend d’un « nous » et non du point de vue ou des interprétation d’un seul, elle est cette économie morale ayant favorisé la création d’instances communalistes, au service du scepticisme et de la quête d’universalisme qui, des colloques aux revues, permettent aux chercheurs de se constituer en communauté internationale dont l’action coordonnée des membres qui la composent soutient la mise au jour objective de phénomènes naturels.

  • 22 Passeron J-.C., Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris (...)

18En 1995, L. Daston voyait dans le programme de « l’épistémologie historique » mené au prisme du concept « d’économie morale » un moyen de retracer les manières de faire les sciences qui, en plus de dépasser les apories des approches internalistes et externalistes, soit susceptible d’être entrepris sur tous les domaines scientifiques et à toutes les périodes, de sorte qu’une « totalisation fragmentaire et située » (p. 16) des façons de rechercher et de produire des connaissances puisse être élaborée. Mettre au jour ces ensembles de « valeurs saturées d’affects » qui se logent dans les sciences, les chercheurs et leurs instruments, et en décrire les reconfigurations et les manifestations successives devaient permettre de déterminer, plus finement que ce qui avait déjà été fait, comment « les scientifiques, à un moment et à un endroit, donnent de la valeur à certains objets d’étude au détriment d’un grand nombre d’autres, font confiance à certains type de preuves et en rejettent d’autres sortes, et cultivent certaines habitudes mentales, des méthodes de recherche, et même des personnalités avec un cachet distinctif » (p. 62). Si S. Van Damme loue les succès et le dynamisme de « l’épistémologie historique » – « une des pistes les plus fructueuses a consisté à nouer émotions valeurs et normes dans les processus d’évaluation ou de jugements des sciences », écrit-il par exemple (p. 107) –, il rappelle également combien le projet est loin d’être réalisé. Premièrement, note-t-il, si la médecine ou la pharmacologie « où le conflit entre valeurs et rationalités a souvent été le plus visible, voire le plus dénoncé » (p. 104) se prêtent à des investigations menées en référence au concept « d’économie morale », il n’en va pas ainsi de tous les domaines de la recherche. Cette observation amène un autre commentaire : sans doute qu’en affirmant la volonté de s’intéresser aux « cadres de l’expérience » des scientifiques, plus qu’à leurs expériences, et notamment leurs expériences de membres d’organisations, se prive-t-on des possibilités d’évaluer le degré d’opérationnalité du concept d’économie morale selon les champs de la recherche et s’expose-t-on ainsi au risque de ce que J-.C. Passeron qualifiait « d’impérialisme conceptuelle »22. Deuxièmement, pourrait-on proposer, l’ouverture des boîtes noires de R.K. Merton, dont L. Daston disait qu’elle constituait l’un des enjeux majeurs de son projet de connaissance, demeure à l’état d’extraction partielle des enregistrements des mondes scientifiques dont les historiens disposent grâce aux articles, aux descriptions de protocoles d’expérimentation, aux rapports relatifs à l’organisation des institutions de recherche, etc. En effet, concédait d’ailleurs l’historienne américaine, ses recherches en « épistémologie historique » ne disent rien ou si peu « sur le contenu détaillé des articles scientifiques et des traités » et sur « le cadre institutionnel de la science » (p. 61-62). Il n’en reste pas moins, conclut S. Van Damme que le concept d’économie morale « a permis de stimuler depuis presque vingt ans un cadre de discussion pour examiner les objets frontières entre histoire, philosophie et science studies » (p. 108).

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Notes

1 Gingras Yves, « Naming without necessity », Revues de synthèse, vol. 131, n° 3, 2010, p. 439-454.

2 Daston L., Galison P., Objectivity, New York, Zone Books, 2007.

3 Geertz C., « Diapositives anthropologiques », Communications, n° 43, 1986, p. 71-90.

4 Jouvenet M., « Daston (Lorraine), Galison (Peter) – Objectivity », Revues française de sociologie, vol. 50, n° 2, 2009, p. 431.

5 Fassin D., « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 64, n° 6, 2009, p. 1254.

6 Thomson E.P., « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century, Past & Present, n° 50, 1971, p. 76-136.

7 J’encadrerai de guillemet l’expression économie morale quand celle-ci renverra au concept d’E.P. Thomson.

8 Fassin D., op. cit., p. 1243.

9 Fassin D., op. cit., p. 1243.

10 Dès lors, le concept ne renvoie non pas seulement aux domaines de « la production et de la distribution de biens et de prestations » (D. Fassin, 2009, p. 1244), mais également à ceux de l’évaluation éthique des actions des individus et institutions engagés dans la production et la distribution de ces mêmes biens et prestations. Ce qui fait dire à J. Siméant que le marxisme de E.P. Thomson est un « marxisme attentif aux dimensions morales de la classe [ouvrière] en train de se faire » (2010, p. 143). Au prisme de ce concept, montre l’historien britannique, les émeutes de la faim qui éclatent dans la seconde moitié XVIIIe siècle, doivent être considérées comme le produit des conditions matérielles de vie des ouvriers autant que comme celui des normes qu’ils observaient et produisaient. S’ils avaient faim, ils jugeaient surtout amorales les possibilités même de spéculer sur des matières premières au risque de produire des disettes.

11 Fassin D., op. cit., p. 1238.

12 Siméant J., « “Économie morale” et protestation – détours africains », Genèses, n° 81, 2010, p. 143.

13 Fassin D., op. cit., p. 1243.

14 Fassin D., op. cit., p. 1252.

15 Fassin D., op. cit., p. 1251.

16 Latour B., Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

17 Daston L., 1988, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press.

18 S. Van Damme qualifie ce phénomène mis au jour par L. Daston d’« incorporation des valeurs par la science » (p. 77).

19 On pourrait trouver un autre air de famille entre l’histoire des sciences de L. Daston et la sociologie du champ scientifique de P. Bourdieu. Quand l’historienne marque sa distance avec une vision juridique des communautés scientifiques et de la sociabilité qui s’y déploie – à laquelle incline une analyse menée à l’aide des concepts de normes – et dit de ces collectifs qu’ils relèvent avant tout « d’un idéal souple » et d’une « communauté d’adhésion » (p. 70), la ressemblance est frappante avec l’étude bourdieusienne du champ, où les communautés se structurent à condition que les membres qui aspirent y entrer développent un « contrôle » d’eux-mêmes – qui est avant tout un apprentissage par corps des règles de bonne conduite – propre à leur permettre de prendre part au travail de recherche tout autant qu’aux interactions mondaines entre chercheurs.

20 Daston L., Galison P., Objectivity, New York, Zone Books, 2007.

21 Jouvenet M., op. cit., p. 432.

22 Passeron J-.C., Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Frances, « À la recherche de la particule élémentaire de la libido sciendi », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 13 octobre 2014, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/15780 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.15780

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