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Pierre Crétois, Le renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social.

Jean Nestor
Le renversement de l'individualisme possessif
Pierre Crétois, Le renversement de l'individualisme possessif. De Hobbes à l'Etat social, Paris, Classiques Garnier, coll. « Les Anciens et les Modernes », 2014, 356 p., ISBN : 978-2-8124-3170-8.
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Texte intégral

1Pierre Crétois part du constat que la seule référence au flux des échanges ne permet pas de comprendre l’incidence structurelle de l’économie sur la société. Pour y parvenir, il faut rechercher « le protagoniste juridique caché derrière la mobilité des transactions économiques » (p. 9). C’est ce qu’entreprend son ouvrage sous la forme d’une « généalogie de nos représentations normatives concernant le droit de propriété » (p. 11). Le « nos » focalise ici cette enquête sur la conception spécifiquement française du droit de propriété dans ses rapports avec la vie sociale et la fonction politique, conception qu’il situe aux antipodes de l’« individualisme possessif » caractéristique de la tradition libérale anglo-saxonne.

2Ce dernier concept a été forgé par C.B. Mc Pherson pour caractériser la façon dont la pensée politique de Locke, relayée par les Lumières écossaises et l’économie politique classique, conçoit les rapports politiques entre l’individu et la société. D’un état de nature antérieur à l’état social, l’individu hérite de droits inaliénables qui fondent sa liberté et son humanité, en particulier la pleine possession de lui-même et de son prolongement dans les fruits de son travail. Le pacte social qui relie l’individu à la société a pour objet de garantir pacifiquement ces droits, dans la limite de ceux de ses concitoyens qui sont identiques aux siens. L’État a le monopole de la force qui permet d’assurer le respect de ces droits, et il doit s’abstenir d’intervenir dans la sphère privée pour des raisons étrangères à cette mission.

3Pierre Crétois met en lumière une tradition française qui fait au contraire reposer l’exercice – voire la notion même – de droits subjectifs sur une intervention positive de l’État. Le libéralisme des physiocrates s’appuie sur une conception normative du droit naturel, selon laquelle « les lois de la nature sont des prescriptions adressées à un être rationnel » et imposées aux individus réels par « le règne despotique des maximes de la raison » (p. 126). Chez Rousseau qui récuse leur libéralisme, cet état de nature, s’il a jamais existé, est aboli par un état social dans lequel les droits subjectifs ne sont pas hérités, mais institués par la loi, expression d’une volonté générale qui subsume les intérêts individuels. L’originalité de la lecture de Crétois consiste à relier cette conception rousseauiste au droit féodal germanique et non au droit romain. Cette filiation permet de considérer la propriété comme constituée de « droits simultanés du souverain et des particuliers sur le même fonds » (p. 197) et le contrat social comme un héritage de l’investiture féodale par laquelle « chacun jure fidélité au souverain et est investi, en retour, d’un titre (tant celui de citoyen que de propriétaire) » (p. 188).

4Crétois peut alors discerner chez Rousseau l’idée que « le fait d’être investi d’un titre de propriété rend le propriétaire redevable à la volonté générale » (p. 262), redevabilité qui habilite le politique à intervenir pour éviter que l’usage de cette propriété ne génère les fléaux sociaux que sont la toute puissance de l’argent et la concentration des richesses. Cela pose le Genevois en précurseur du solidarisme qui a accompagné l’émergence de l’État social en France. S’appuyant sur des concepts tels que la « dette sociale » (Léon Bourgeois), la « propriété sociale » (Alfred Fouillée) ou encore la « destination sociale » du droit privé (Léon Duguit), le solidarisme décline en effet l’idée d’un droit d’antériorité de la société sur les performances économiques des citoyens et leurs possessions. L’ouvrage ouvre ainsi une perspective dans laquelle l’État social français actualise le républicanisme rousseauiste et ne se réduit pas à la transformation de l’État-nation en État-providence par adjonction des fonctions de protection sociale liées au développement du travail salarié. Cette perspective est particulièrement féconde parce qu’elle pourrait permettre, au-delà du travail de Pierre Crétois, d’expliquer en quoi la crise des systèmes de protection sociale revêt en France la dimension d’une remise en cause de l’ontologie politique, dans la mesure où l’État social du XXsiècle n’y dépasse pas l’État-nation du XVIIIe mais le réalise. L’entrelacement des fonctions régaliennes et sociales dans des domaines tels que l’éducation, la culture ou le sport, transforme les déséquilibres des régimes sociaux en remises en cause de la solidarité républicaine et du service public qui l’exprime, c’est-à-dire des fondements mêmes de la république.

5La démarche de l’ouvrage est toutefois plus encombrée qu’éclairée par l’emprunt fait à Etienne Balibar du concept de « renversement de l’individualisme possessif ». Dune part parce que ni l’interventionnisme des physiocrates, ni l’autoritarisme d’un Thiers qui lisait dans « l’instinct d’appropriation » un « instinct de civilisation » (p. 286), ne s’inscrivent dans la tradition libérale issue de Locke. D’autre part parce que la chimie rousseauiste de la volonté générale ne peut se réduire à la délégation des droits naturels des individus au Léviathan hobbesien. L’ouvrage ne fournit aucun élément permettant de considérer que l’opposition entre Locke et Hobbes aurait pu jouer un rôle dans la constitution des représentations normatives de la propriété en France. Bien plus, cette référence opacifie l’épisode révolutionnaire, dont Crétois donne à penser qu’il s’est soldé par la victoire d’une conception absolutiste des droits subjectifs sur la vision plus rousseauiste des Montagnards. D’où tomberait cette influence de Locke qu’illustrerait, par exemple, Sieyès ? Du huguenot Costes qui en a été le vulgarisateur autant que le traducteur ? De Voltaire qui en a été le publiciste ? De Condorcet qui l’a réédité en 1790 ? L’auteur ne nous en dit rien, qui aurait probablement beau jeu de répondre que ce serait là affaire d’historien et non de philosophe. Mais, alors, pourquoi recourir à ce concept de « renversement » qui n’a ici rien à renverser ?

6Fort heureusement sa fausse perspective ne fait qu’alourdir l’exposition des indéniables novations et suggestions que comporte la recherche de Pierre Crétois sans les estomper. Il en va ainsi de l’intérêt renouvelé pour la pensée physiocratique qu’il réintroduit dans le champ des conceptions politiques, des filiations en droit germanique que lui suggère une lecture attentive de Rousseau, de la continuité qu’il établit entre l’héritage républicain et la naissance de l’État social, et des spécificités qu’il en déduit quant à l’ontologie politique de cette conception française de la république. Plus qu’au renversement d’un concept discutable, c’est à la constitution si particulière de l’idée de république en France, plus invoquée qu’interrogée dans le débat politique actuel, que nous convie cet ouvrage remarquablement documenté et d’une grande clarté de présentation.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Nestor, « Pierre Crétois, Le renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 avril 2015, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/17765 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.17765

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Rédacteur

Jean Nestor

Docteur en philosophie. Ancien haut fonctionnaire

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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